Bref aperçu de la Résistance à la guerre en Russie et en Ukraine

Article écrit par les anarchosyndicalistes russes


 Original : https://aitrus.info/node/5939

[Traduction Initiative de Solidarité Olga Taratuta, commentaire de la traductrice NdT entre crochets]

Le conflit militaire russo-ukrainien actuel a conduit à une explosion sauvage du nationalisme le plus dégoûtant et le plus caverneux des deux côtés de la ligne de front. En Russie, le Pouvoir appelle à "écraser" l'ennemi, en Ukraine - à se battre pour la "mère patrie" jusqu'au dernier homme. Dans les deux États, la propagande cherche à "déshumaniser" l'ennemi autant que possible et, malheureusement, de nombreux citoyens ordinaires tombent dans ce piège tendu par les dirigeants. Même de nombreux "gauchistes" et "anarchistes" se précipitent avec empressement pour soutenir l'effusion de sang, intoxiqués par le poison patriotique.

 Malheureusement, c'est toujours le cas au début des guerres menées par les États. Il suffit de se rappeler les cortèges hystériques des masses qui défilaient [au cri de « A Berlin » ou « A Paris] à la veille puis lors des premières semaines de la Première Guerre mondiale. Puis plusieurs années de guerre s’écoulèrent - et [en 1917] les masses, exaspérées par les difficultés, la tromperie et la souffrance – supprimèrent presque le monde des États et du Capitale, qui avait donné lieu à cette guerre ... Maintenant, hélas, nous sommes infiniment loin de tout cela. Certes, cela semblait aussi très loin en août 1914 ...

Les actions des gens de Russie et d'Ukraine contre les "opérations militaires », les hostilités, la destruction et les effusions de sang, méritent d'autant plus d'attention et de respect. Le mois écoulé depuis l'invasion de l'Ukraine par les troupes russes permet déjà un bref aperçu des principales formes et méthodes des protestations contre la guerre.

Commençons par la Russie. Ici, dès le premier jour, des manifestations de masse contre la guerre ont commencé, et se sont prolongées sans arrêt pendant deux à trois semaines. Au début, elles se déroulaient généralement quotidiennement, et dans tout le pays. Tous ces rassemblements étaient illégaux et en conséquence brutalement dispersés. En plus des rassemblements de rue et des manifestations, d'autres méthodes sont également utilisées – apposer des affiches, dessiner des graffitis, distribuer des tracts, diffuser des autocollants et distribuer du matériel anti-guerre.

Il y a eu aussi quelques actions plus radicales. Par exemple, à Moscou, l'étudiante Anastasia Levashova a lancé un cocktail Molotov sur la police le 24 février ; le tribunal l'a condamnée à 2 ans de prison. Dans la nuit du 28 février, un bureau de recrutement militaire à Lukhovitsy près de Moscou a été incendié.  À Saint-Pétersbourg, un policier a été aspergé de gaz au poivre. Dans la nuit du 1er mars, à Smolensk, un poste de police a été incendié. Dans la nuit du 3 mars, un cocktail Molotov a été lancé contre les fenêtres d'un centre de recrutement à Voronej. Il a également été rapporté que deux cocktails Molotov ont été lancés sur le mur du Kremlin à Moscou Un poste de police à Krasnoïarsk a été incendié. Le 5 mars, une tentative a été faite pour mettre le feu au bureau de recrutement de Berezovsky (région de Sverdlovsk) avec un cocktail Molotov  ...

 La plupart des protestations sont spontanées. Dans un certain nombre de cas, elles sont appelées par l'opposition libérale bourgeoise, et le 8 mars ce fut à l’appel d’organisations féministes. Malheureusement, tous les manifestants ne peuvent pas être considérés comme véritablement anti-guerre, c'est-à-dire véritablement opposés à tous les belligérants. Parmi les manifestants (en particulier les libéraux), il y a de nombreux partisans du gouvernement d'Ukraine et on a pu aussi y observer quelques sympathisants de l'OTAN.

 Le nombre exact de manifestants est inconnu, mais le nombre de villes dans lesquelles des manifestations ont eu lieu et le nombre de personnes détenues et réprimées lors des manifestations en disent long sur l'ampleur du mouvement. Au total, des manifestations ont été organisées dans plus de 100 villes et villages. Selon des militants des droits de l'homme, rien que le 13 mars, la police a arrêté environ 15 000 personnes lors de ces manifestations.

 Seuls quelques personnes ont été libérées avec un simple "avertissement" [surtout dans les premiers jours des manifestations contre la guerre] ; mais des milliers de personnes ont été condamnées des amendes ou à des arrestations administratives. Rien qu'à Saint-Pétersbourg, au 25 mars, les tribunaux ont examiné 3710 cas: 861 personnes ont été condamnées à une amende, 2456 ont été soumises à une arrestation administrative, 123 ont été condamnées à des travaux forcés [TIG].

 Quelques manifestants encourent des peines encore plus sévères, à savoir des sanctions pénales. Les nouvelles lois sur la diffusion de « fausses informations » et le « discrédit de l'armée » prévoient des peines de prison pouvant aller jusqu'à 15 ans. Dans le mois qui a suivi le déclenchement des hostilités, 60 affaires pénales ont été engagées, d'une manière ou d'une autre liées aux manifestations. 46 personnes ont fait l'objet de poursuites pénales (en relation avec cette nouvelle loi). Neuf d'entre elles sont en détention, trois sont assignés à résidence et deux autres sont interdites de certaines activités. Au moins cinq des accusés se sont enfuis hors de Russie. Au total, des procès ont été instruits dans 22 régions de Russie : Adyguée, Tatarstan, Carélie, Moscou, Ingouchie, Saint-Pétersbourg, Kemerovo, Tomsk, Tyumen, Belgorod, Vladimir, Moscou, Tula, Sverdlovsk, Pskovskaya, Samara, Rostov, régions de Novossibirsk, territoires de Crimée, Primorsky, Krasnodar et Trans-Baïkal.

 Les affaires pénales font l'objet d'enquêtes en vertu de 14 articles différents  du code pénal : 10 en vertu du nouvel article 207.3 du Code pénal de la Fédération de Russie sur les «fausses informations militaires », 9  en vertu de l'article 214 du Code pénal de la Fédération de Russie (partie 2) " Vandalisme motivé par la haine" (utilisé contre au moins trois artistes de rue - à Moscou, Vladimir et Ekaterinbourg), 9 - en vertu de l'article 318 du Code pénal de la Fédération de Russie (partie 1) sur « le recours à la violence contre des représentants des autorités », 2 - sur des accusations de « justification du terrorisme » (à Kazan et Petrozavodsk), etc …. En outre, on relève des charges de « hooliganisme », « insulte à un responsable gouvernemental », « incitation à des activités extrémistes », « incitation à la haine », « stockage de munitions », « incitation à des émeutes de masse » et même « profanation des corps des morts et de leurs lieux de sépulture ».

 En Ukraine, les manifestations anti-guerre sont encore plus difficiles qu'en Russie. Outre les répressions des autorités, qui ont commencé à bannir et arrêter les opposants politiques et à adopter des lois antiterroristes (dont des peines pour « collaboration avec l'agresseur », « pillage » et « haute trahison » allant de 15 ans de prison à la réclusion à perpétuité) , les conditions des hostilités elles-mêmes empêchent les protestations. Comment se rendre à des actions de rue sous une grêle de missiles et d'obus russes qui menacent directement votre  vie ? Cependant, il est possible, sur la base d'informations fragmentaires, de présenter au moins une image générale de ce qui s’y passe.

L'une des actions les plus courantes dirigées objectivement contre les conséquences d'un conflit militaire est le soi-disant « pillage », dont de nombreux cas ont été signalés dans de nombreuses villes d'Ukraine. Bien sûr, une grande variété d'incidents de natures différentes peuvent être inclus ns cette catégorie – depuis le banditisme, des meurtres et des vols contre la population civile jusqu’aux véritables protestations sociales, lorsque les habitants des villes et des villages, privés de nourriture et d'autres biens essentiels, les exproprient simplement dans les commerces et les boutiques. De telles « expropriations populaires » et « émeutes de la faim » ont été signalées dans les villes contrôlées par les autorités ukrainiennes, et dans celles occupées par les troupes russes.

 Il y a eu des tentatives de la population d’arrêter l’entrée de matériel militaire russe dans les zones d’habitation afin d'éviter leur destruction. Ainsi, à Koryukovka (région de Tchernihiv), le 27 février, des résidents locaux sont sortis pour aller à la rencontre des chars russes, ont arrêté la colonne et ont entamé des négociations avec elle. En conséquence, ils ont convenu que l'armée n'entrerait pas dans la ville. [on a vu aussi les images de ces ukrainiens qui chassaient les soldats russes qui essayaient d'occuper leur maison, ou encore les foules qui faisaient reculer les camions militaires en leur disant de retourner chez eux].

Le 26 mars, le maire de la ville ukrainienne de Slavutych a eu des entretiens avec les troupes russes qui sont entrées dans la ville et s'est mis d'accord avec eux sur la démilitarisation. Il leur a assuré qu'il n'y avait ni soldats ni armes dans la ville et a persuadé les soldats de la quitter. L'armée russe a promis de "ne pas fouiller les maisons", mais les gens doivent remettre volontairement les armes non destinées à la chasse. A Slavutych, Les autorités ukrainiennes locales sont restées en place, à laquelle la partie russe transfére l'aide humanitaire. [Note de la traductrice : néanmoins cela ne se passe pas partout comme cela ...]

 D'autre part, il y a des témoignages que les habitants exigent également que l'armée ukrainienne n'installe pas d'équipement militaire dans leurs zones résidentielles. Une vidéo d'une manifestation similaire de Kharkov a circulé sur les réseaux sociaux.


A côté de cela, il convient de parler de la désobéissance aux ordres et de la désertion des deux côtés. Malheureusement, il n'y a aucun moyen de vérifier la réalité des nombreuses rumeurs qui circulent. Les médias ont évoqué le moral bas et le faible désir de combattre des unités militaires russes envoyées en Ukraine. La partie ukrainienne a affirmé qu'environ 200 marins russes de la 155e brigade avaient refusé de participer aux opérations militaires, mais cette affirmation ne peut être vérifiée. Il a également été signalé le refus du personnel militaire de la 810e brigade de marine stationnée en Crimée de participer au débarquement dans la région d'Odessa.

 Il existe d'autres témoignages, très fragmentaires [NdT : essentiellement tirés de la presse officielle et donc toujours à prendre avec  précaution]et qui ne permettent pas de juger de l'ampleur du phénomène. La mère de l'un des soldats affectés à une unité de la région de Leningrad a déclaré que son fils, comme beaucoup d'autres qui avaient été enrôlés dans l'armée, avait été contraint de signer un contrat avec l'armée. En janvier, une unité a été envoyée à Koursk, puis à Belgorod, puis ils ont commencé à être envoyés pour combattre en Ukraine. "Selon la femme, les soldats sont emmenés en Ukraine pour combattre, mais certains d'entre eux refusent, on les menace d’un procès pour désertion"

 Un soldat sous contrat d'Ufa, Albert Sakhibgareev, a déclaré que sa brigade, qui étaient fin février en exercices dans la région de Belgorod, a reçu des mitrailleuses et l'ordre de tirer depuis les installations d'artillerie « quand ils en recevraient l’ordre ». Les soldats ont commencé à douter qu'ils s'agissait d’un entraînement lorsque des coups de feu en retour ont volé dans leur direction. Après cela, Sakhibgareev a regardé les nouvelles sur son téléphone portable et a découvert que la Russie avait envoyé des troupes en Ukraine. Une semaine plus tard, il a été battu par un sous officier, a quitté l'unité et est rentré chez lui à Ufa. Il risque 7 ans de prison pour désertion.

 12 combattants des OMON [forces spéciales du ministère de l'intérieur russe, dépendent de la garde nationale] de Krasnodar, ainsi que le commandant Farid Chitaev, ont refusé d'entrer en Crimée. Les combattants de la Garde russe ont expliqué qu’ils refusaient d'exécuter un ordre illégal - aucun des combattants n'ayant été informé des tâches et des conditions de l'opération spéciale. Personne n'a accepté d'y participer. Les combattants ont été renvoyés du service.

 Après la destruction de leur peloton par du matériel lourd, plusieurs combattants survivants de l' OMON d’Izhevsk ont quitté le territoire ukrainien et ont envoyé leur lettre de démission.

 Fin mars, l’ancien président d'Ossétie du Sud a reconnu que certains des soldats, de la 4e base militaire de la garde de la Fédération de Russie, recrutés dans cette république pour participer aux hostilités en Ukraine étaient rentrés du front sans autorisation.

 De même en Ukraine, tout le monde n'est pas désireux de "défendre la patrie". En témoignent les affiches vues dans les premiers jours du conflit à Odessa. En noir et blanc, le commandement des Forces armées ukrainiennes demande sévèrement : « Vous ne voulez pas vous battre ? Cela signifie que vous n'aimez pas votre pays ». Naturellement, l'apparition même d'une telle agitation témoigne du fait qu'il existe un certain nombre des personnes «non aimantes».

 Les autorités ukrainiennes ont annoncé la mobilisation générale et qu’elles ne laissaient pas les hommes âgés de 18 à 60 ans quitter le pays. Néanmoins, comme le rapportent des compagnons anarchistes d'Ukraine, en réalité, la mobilisation à grande échelle ne fonctionne pas, contrairement à 2014-2015, lorsque les raids massifs pour enrôler les personnes passibles du service militaire en Ukraine étaient monnaie courante. Au cours de la première semaine d'hostilités, ils ont tenté de donner des assignations aux personnes qui passaient les check-points, mais cela a ensuite été déclaré illégal.

 Cependant, de nombreux hommes tentent de franchir illégalement la frontière avec les pays voisins. Début mars, un correspondant ukrainien de la BBC a déclaré qu'au poste de contrôle de Mogilev-Podolsky, à la frontière avec la Moldavie, "à chaque seconde, sinon dans chaque première voiture, il y avait des hommes en âge de servir qui essayaient de fuir à l'étranger, mais ils se sont fait refouler". Comme me l'a dit le garde-frontière, « certaines voitures ont simplement fait demi-tour, dans d'autres, les femmes ont pris le volant et les hommes sont partis ».

 Selon un député du conseil municipal de Moukatchevo en Transcarpatie, chaque jour des centaines d'hommes, contrairement à la loi martiale actuelle, traversent la frontière avec les pays de l'UE. Le passage coûte beaucoup d'argent. En Transcarpatie, ce commerce parallèle a déjà atteint une échelle industrielle. Le coût d'un certificat et du transfert vers la Pologne atteint 2000 euros  [pour mémoire, en 2021 le salaire moyen d’un médecin était de 9000 hryvnia, soir environ 260 euros, et 7 000 hryvnia (environ 203 euros) pour les infirmières confirmées ].

Dans la région d'Odessa, les passeurs prennent 1 500 dollars par personne. Le site d’info « Edition LIGA.net » qui a étudié ce "marché" indique que cela peut même atteindre des sommes dix fois plus importantes. Ceux qui fuient la guerre sont envoyés en Pologne, Roumanie, Moldavie, dans une moindre mesure - en Hongrie. Plus de 1 000 hommes en âge de servir ont été arrêtés à la frontière pendant les 21 jours du conflit, selon le service des frontières ukrainien.

Dernièrement, la presse a reporté l’existence de canaux organisés pour le transport de personnes à travers la frontière dans les régions de Vinnitsa, Chernivtsi, Odessa et Lviv.

Bien sûr, tous les hommes qui cherchent à quitter le pays illégalement ne doivent pas être considérés comme des personnes contre la guerre. Il y a beaucoup de gens riches parmi eux [les compagnons ukrainiens du groupe Drapeau Nor avaient d’ailleurs signalés que dès le 16 février, soit une semaine avant le déclenchement de la guerre par Poutine,  les oligarques ukrainiens avaient commencé à envoyer leur famille à l’étranger pour les mettre à l’abris  ] , car trouver de l'argent pour payer le passage de la frontière n'est pas une tâche facile. Quelqu'un, peut-être, vendra tout, mais les riches s'en fichent. Ils déclenchent et provoquent des guerres, puis se cachent en toute sécurité à l'étranger, laissant des gens ordinaires s’entretuer et mourir pour eux. On observe d’ailleurs le même phénomène de la part de « l'élite » russe qui s'est lancée dans l'émigration. 

Au 28 mars, plus de 340 infractions pénales ont été enregistrées en Ukraine, au motif de "réduction de la capacité de défense de l'Ukraine sous la loi martiale", dont environ 100 sont pour haute trahison et collaboration. Plus de 1 700 citoyens ukrainiens de sexe masculin en âge de conscription ont été identifiés comme souhaitant franchir illégalement la frontière du pays. Cela a été annoncé par la conseillère en communication du Bureau d'État des enquêtes, Tatyana Sapyan.

 Pour tenter de réprimer la désertion, les autorités ont présenté au parlement (la Verkhovna Rada) le projet de loi n° 7171, qui menace jusqu'à 10 ans de prison les hommes en âge de servir qui ont illégalement quitté l'Ukraine sous la loi martiale.

 Enfin, les habitants de la République de Donetsk signalent également une mobilisation forcée . Des hommes sont saisis dans la rue, armés et envoyés au front sans aucune préparation. Ceux qui le peuvent essaient de se cacher chez eux et de ne pas sortir. C'est aussi l'un des moyens de résister à la guerre !


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