RUSSIE : pour la guerre déclenchée par les autorités, le peuple paye par le sang, la misère et la prison
Réflexions sur la première phase du mouvement antiguerre en Russie.
L'invasion de l'Ukraine par l'armée russe avait entrainé une vague de protestations spontanées de la part de russes opposées à Poutine et à la guerre. La répression s'est abattue, féroce,contraignant le mouvement à rentrer dans une nouvelle phase, plus discrète.Ci dessous quelques réflexions d'anarchistes russes, extrait du site Crimethinc, et qui rejoignent les analyses de la KRAS (Confédération des anarchosyndicalistes révolutionnaires, section de l'AIT en Russie). Nos commentaires sont entre crochets [ ...] :
Pourquoi le mouvement antiguerre russe reste notre plus grand espoir
L’invasion de l’Ukraine n’aurait jamais été possible si le régime de Poutine n’avait pas passé les dix dernières années à écraser le moindre mouvement social en Russie – notamment en utilisant la torture pour arracher de faux aveux aux personnes détenues et en empoisonnant et emprisonnant les politiciens rivaux. De même, les interventions militaires de Poutine en Belarusse et au Kazakhstan – sans parler de la Syrie – ont aidé les autocrates à maintenir leur contrôle sur ces pays ; l’Ukraine est le seul pays de ce que Poutine considère comme sa zone d’influence a avoir échappé à sa domination pendant la dernière décennie. Certains des anarchistes en Ukraine qui ont choisi de prendre les armes [dans l'armée de l'Etat] contre l’invasion russe [rompant ainsi avec les principes anarchistes] sont des expatriés russes ou bélarusses qui craignent de n’avoir plus nulle part où aller si Poutine s’emparait de l’Ukraine.
Pourtant nous ne devons pas tomber dans le piège du récit "occidental " qui fait de cette situation un affrontement entre « le monde libre » et l’autocratie de l’Est. L’impérialisme militaire de la Russie nous concerne tous, car le modèle de répression russe n’est qu’une version de la même stratégie d’État à laquelle nous sommes confrontés ailleurs dans le monde. Partout, les autorités s’appuient sur un maintien de l’ordre de plus en plus invasif et répressif pour contrôler les populations qui s’agitent. La guerre en Ukraine n’est que le dernier chapitre d’une histoire qui s’est déjà jouée en Syrie, au Yémen, en Éthiopie, au Myanmar et ailleurs. L’invasion de l’Ukraine correspond à la même stratégie que celle employée par d’innombrables gouvernements à l’intérieur de leurs territoires, appliquée à l’échelle géopolitique : le recours à la force brutale pour réprimer les résistances et étendre le contrôle.
La guerre exacerbe toujours le nationalisme. Exactement comme lors de la guerre civile en Syrie, l’invasion russe de l’Ukraine a créé un environnement propice aux fascistes et autres nationalistes pour recruter de nouveaux adhérents et aux militaristes pour légitimer leurs projets – qu’il s’agisse de l’OTAN ou de milices locales [islamistes en Syrie, nationalistes voire nazi en Ukraine]. De nombreux combattants ukrainiens [y compris hélas de soit disant anarchistes ...] ont pris pour habitude de déshumaniser les soldats russes en les traitant d’« orcs ». Si la responsabilité principale de cette situation incombe toujours à Poutine, cela risque d’avoir des conséquences pour tous et toutes dans les années à venir.
La seule chose qui aurait permis d’éviter cette guerre – et sans
doute la seule chose qui puisse l’arrêter maintenant sans en passer par
de très nombreuses pertes en vies humaines des deux côtés – est
l’émergence d’un puissant mouvement antiguerre internationaliste en
Russie qui déstabiliserait le pouvoir de Poutine, accompagné du soutien
de mouvements similaires en Ukraine et ailleurs dans le monde. Si la
guerre se poursuit indéfiniment, ou si elle se conclut – quel que soit
le vainqueur – par la force brute du militarisme nationaliste, cela
poussera beaucoup de gens, dans chaque camp, à rejoindre les rangs des
militaristes et des nationalistes pour les décennies à venir [on le voit déjà avec des déclarations de soit disant anarchosyndicalistes qui ont rejoint les forces de défense territoriales ukrainiennes se félicitent de l'unité politique qu'ils y trouvent, nationalistes, fascistes et anarchistes combattants tous ensemble ...]
Mais si la guerre en Ukraine prend fin grâce à la rébellion et à la solidarité des gens ordinaires, cela pourrait bien créer un précédent pour d’autres rébellions, d’autres mutineries, d’autres solidarités, qui pourraient s’étendre de la Russie à l’Ukraine, à l’Europe occidentale, aux États-Unis, et peut-être même à la Turquie, à la Chine, à l’Inde, à l’Amérique latine – partout où les gens sont contraints à se concurrencer les uns aux autres au profit d’une poignée de capitalistes.
A chaque bataille que nous perdons dans la lutte globale pour la libération, nous sommes forcés à nous battre à nouveau dans des conditions bien pires, et pour des enjeux bien plus élevés.
Actuellement, les chances d’un bouleversement en Russie paraissent bien minces. La grande majorité de la population qui demeure dans le pays semble patriote, complaisante ou résignée. Pire, à mesure que la guerre en Ukraine se poursuit, les partisans de chaque camp deviennent si aigris qu’ils ne peuvent imaginer rien d’autre que de tuer et de mourir pour leurs gouvernements respectifs [y compris, malheureusement des soit disant anarchistes ayant rjoints les forces armées d'Etat]. Mais à moins qu’elle ne se conclue par une annihilation nucléaire, la guerre en Ukraine ne sera pas la dernière du XXIe siècle. Il est peut-être encore temps pour nous d’apprendre de nos erreurs et de mieux nous préparer pour la prochaine fois, en construisant une solidarité qui dépasse les frontières et les autres lignes de démarcation, afin de nous rendre capables de répondre à la guerre par la seule force qui soit assez puissante pour y mettre fin : la révolution.
Arina Vakhrushkina sur la place Manezhnaya, le 18 mars. Sur sa pancarte est écrit : « Pour ce panneau, je recevrai une amende de 50 000 roubles. Je reste ici pour votre futur et le futur de l’Ukraine. Ne restez pas indifférent⋅es ! En ce moment même, des enfants meurent en Ukraine et des mères russes perdent leurs fils. Ça ne devrait pas arriver ! » Elle a été arrêtée dans les instants qui ont suivi.
Les limites des manifestations et leur avenir
En Russie, les manifestations contre l’invasion de l’Ukraine ont atteint leur apogée début mars. Selon OVD-info, le 6 mars à 20 heures (heure locale), la police avait arrêté plus de 4419 manifestant⋅es dans 56 villes, dont plus de 1667 à Moscou, plus de 1197 à Saint-Pétersbourg, et plus de 271 à Novossibirsk. Il faut rappeler que la journée d’action du 6 mars avait été organisée par des voies clandestines et illégales, les groupes légalistes n’ayant pas pu obtenir de permis pour ce week-end. Ils se sont contentés de préparer les manifestations du week-end suivant, alors qu’il était déjà trop tard pour changer le cours des événements. Pendant les semaines qui ont suivi, l’affluence a progressivement diminué. Pour l’instant, la fenêtre d’opportunité s’est refermée.
D'après les anarchistes en Russie avec lesquels nous avons communiqué sur les limites que le mouvement antiguerre a rencontrées dans sa première phase. Voici les facteurs qui selon eux ont empêché les manifestations de se dépasser :
- Le rapport risque/bénéfice de la participation aux manifestations extraordinairement désavantageux. Le « bénéfice » se comprenant ici par toute évolution de la situation provoquée par les manifestations, ou par un succès significatif dans les affrontements avec la police. Rien de tout cela ne s’est produit.
- La centralisation des manifestations. Les gens s’étaient habitués à ce qu’[Alexeï] Navalny [un politicien dissident, actuellement emprisonné] ou son équipe appellent à descendre dans les rues. S’en est résulté un manque de créativité et d’indépendance chez les manifestant⋅es. Aujourd’hui, les gens attendent l’apparition d’un nouveau Navalny pour les rassembler.
- De nombreuses personnes ont constaté que la moindre tentative de protestation se soldait souvent par une arrestation, et elles craignent que viennent s’y ajouter des les persécutions ciblant leur travail, leurs études, leur vie de famille, etc. Les gens en ont assez d’être arrêtés et de recevoir des amendes, de risquer d’être emprisonnés quinze jours voire d’être torturés, pour presque aucun bénéfice en retour.
- De nombreuses personnes sont déçues par les tactiques de manifestations pacifiques. Certaines se défoulent dans les tchats, où ils peuvent écrire ce qui les contrarie et ensuite passer à autre chose.
- Bien que nous ne blâmions pas les gens pour cela, il nous faut tenir compte du fait que de nombreuses personnes ont quitté la Russie au début de la guerre, soit parce qu’elles étaient persécutées, soit parce qu’elles pressentaient qu’il n’y aurait pas de meilleur moment pour s’échapper. Il s’agit pour une large part de personnes qui, autrement, se seraient organisées pour lutter. En raison du manque de structures à long terme [il faut dire que de nombreux anarchistes russes ont systématiquement refusé d'envisager toute structure de long terme, comme par exemple la section russe l'AIT, disant ne pas en voir l'intérêt ...] et parce qu’elles ne pouvaient pas avoir la certitude que, si elles restaient, il y aurait suffisamment de compagnons et d’opportunités pour s’organiser, elles sont parties.
- La simple apathie et l’acceptation de ce qui se passe, plus ou moins accentuées par la peur.
- De nombreux⋅ses manifestant⋅es ont été démoralisé⋅es par le grand nombre de Russes qui soutiennent l’invasion et par la domination visuelle de la propagande proguerre dans la société russe. Pour l’instant, à moins de suivre vraiment toutes les informations et en n’ayant pas de problèmes financiers particuliers, il est encore possible de se dire : « tout ira bien, ce n’est pas si grave. » La propagande russe a atteint son objectif : beaucoup de gens croient que la Russie sauve simplement le Donbass des nazis.
- Manque de stratégie concrète. Sans objectifs concrets, la revendication « Non à la guerre ! » est vaine. De nombreuses personnes sentent que le gouvernement ne les écoutera jamais, et les manifestations ne se sont pas (encore) radicalisées.
Un grand nombre d’anarchistes russes pense que l’élan vers des manifestations de masse à l’échelle nationale n’a que temporairement décliné. Comme la situation économique s’aggrave et que de plus en plus de familles russes apprennent la mort de leurs proches en Ukraine, ils s’attendent à ce qu’un plus grand nombre de personnes finissent par retourner dans les rues, non seulement pour protester contre la guerre, mais aussi contre le gouvernement et l’ordre social dominant.
En attendant, les anarchistes qui restent en Russie cherchent à diffuser les bonnes pratiques en matière de sécurité, à ré-établir ou renforcer les structures de soutien pour faire face à la répression, et à mener des actions clandestines de diffusion et de partage de compétences, dans l’espoir d’être prêt⋅es, lorsque la vague d’indignation populaire s’élèvera à nouveau.
cela passe notamment par le diffusion d'affiches, autocollants, qui peuvent être placés de façon discrètes à des endroits stratégiques :
война- это кровь, слезы и боль : La guerre c'est du sang, des larmes et de la douleur. Seuls les orligarques et les psychopathes ont besoin de la guerre. Paix aux maisons, guerre aux palais ! Des anarchosyndicalistes
за войну , начатую властями, народ платит кровью нищетой и тюрьмой
Pour la guerre déclenchée par les autorités, le peuple paye par le sang, la misère et la prison . Aucune guerre sauf la guerre de classe ! des anarchosyndicalistes
autocollant du groupe de la huitième initiative, un groupe féministe d’organisation de la résistance à l’invasion de l’Ukraine. « Imprimez-le où vous pouvez le faire en sécurité, collez-le sur votre boîte aux lettres ou sur celles de vos voisin⋅es, dans les rues et les cours. Partagez tout ce que vous savez à vos connaissances pour que, derrière les couches de la propagande télévisuelle, les gens puissent voir le véritable visage de la guerre – laid, sanglant et meurtrier. »
« Attention, avertissement de bon sens : les opérations militaires provoquent l’augmentation des prix de toutes les catégories de biens et services. »
Un sticker à Moscou, sur la Colline des Moineaux, près de l’Université d’État de Moscou : « Mort au poutinisme – paix aux peuples. »
« On est toujours responsable de son choix – quel est le vôtre ? »