Ukraine : face à la guerre, la résistance. Mais avec qui ? Avec l’État ou avec la population ?

Le 24 février, quand les chars de la fédération de Russie se sont rués dans la plaine d’Ukraine, tout le monde a été pris par surprise. Enfin presque tout le monde : depuis plusieurs semaines déjà les oligarques ukrainiens – manifestement bien informés – avaient mis leur famille à l’abri à l’étranger, comme le dénonçait le groupe anarchiste de Lvov « Drapeau noir » dans un article paru une semaine avant le déclenchement de la guerre[1].

Dans les premiers jours de guerre l’État ukrainien a commencé à vaciller : une partie de ses élites avait fui avant-guerre[2], une autre partie a accueilli à bras ouvert l’armée de la fédération de Russie – ce qui explique la facilité avec laquelle Kherson et d’autres sites stratégiques ont pu tomber sans coup férir.

Face à ce vide de l’État, la population – qui n’avait d’autre choix que de compter sur elle-même pour sauver sa peau - s’est soulevée dans un élan spontané de résistance. Partout des gens ordinaires se saisirent de kalachnikovs distribuées dans un chaos relatif. Cela permis à l’État ukrainien de gagner quelques précieux jours et de se remettre en selle. L’Etat ne s’étant pas totalement effondré, il a repris en main le mouvement initial, lui faisant perdre tout caractère spontané et populaire en le militarisant à vitesse grand V et passant ainsi d’une résistance populaire contre l’envahisseur à la défense de l’État nation ukrainien.

Si la situation créée par l’irruption de la guerre n’a pas basculé dans un mouvement révolutionnaire, contrairement à ce qui s’était passé en Juillet 36 en Espagne, c’est qu’en Ukraine la population n’avait pas d’autre horizon idéologique (au mieux) que la démocratie libérale. Mais aussi parce que les groupes nationalistes ukrainiens – certains même se prétendant nationalistes libertaires – avaient fait depuis des années leur travail de préparation psychologique et idéologique pour que leurs idées identitaires s’imposent comme des évidences « allant de soi ».

Certains libertaires, grisés par l’élan spontané de la résistance du premier jour, annoncèrent créer un
« peloton anti autoritaire ». Mais au bout de seulement quelques jours, ce peloton fut versé dans l’armée ukrainienne, avec uniformes et grades, adoptant le discours et les pratiques de toutes les armées nationales du monde. Il n’y a rien d’anarchiste dans les Forces de défense territoriale d’Ukraine, et prendre des selfies devant des drapeaux rouges et noirs ou noirs avec des A cerclés n’y change rien.

On peut comprendre que dans la situation certains fassent le choix de rejoindre l’armée ukrainienne, mais ils ne le font pas au nom de l’anarchisme. En prétendant le contraire, ceux-là se mentent à eux même et aux autres, et ne rendent pas service au mouvement en faisant croire que finalement rien ne distingue les anarchistes des nationalistes, que tous se retrouvent ensemble dans l’Union nationale derrière l’État, son Drapeau et son armée[3].

La question n’est donc pas de nier le droit de la population en Ukraine à la résistance contre l’armée de la fédération de Russie, mais de s’interroger sur quelle résistance ? Dans quel objectif ? Avec qui ?

Tous les anarchistes ukrainiens n’ont pas choisi de se ranger derrière leur État, certains lui contestent même le monopole de la Résistance. C’est le cas du Groupe
Assembleia (Assemblée Générale) de Kharkov. Ces membres ne se sont pas engagés dans la résistance armée, même s’ils ont su se saisir des kalachnikovs généreusement distribuées le premier jour …[4]  Car de toute façon que change, d’un point de vue militaire et tactique, l’implication de quelques dizaines d’anarchistes (les effectifs de l’ensemble du mouvement anarchiste ukrainien d’avant-guerre) dans une armée ukrainienne d’aujourd’hui forte de près d’un million d’hommes avec les réservistes. Par contre, ils peuvent être déterminants au moins localement dans l’aide et le soutien aux civils qui souffrent des conséquences de la guerre, et qui sont toujours les grands oubliés de l’État, lequel en temps de guerre oriente tous les efforts financiers et matériels vers l’armée. La guerre n’a pas non plus fait renoncer Assembleia à sa pratique d’avant-guerre de dénoncer sans relâche la corruption qui pourrit toute la société civile ukrainienne[5] ainsi que les patrons qui profitent de l’extrême précarité de la situation pour faire des travailleurs des esclaves sans aucun droit. Assembleia milite aussi pour le droit des Ukrainiens qui ne veulent pas mourir au front – et qui sont plus nombreux que ne le disent les médias - pour le droit d’émigrer librement.

La mise en échec de l’armée de la fédération de Russie au tout début de la guerre est aussi largement due aux sabotages des lignes de chemin de fer bélarusses par les cheminots de ce pays, ce qui entrava l’arrivée massive des chars via le Belarus. Les blindés russes, obligés de passer en file indienne par la route devinrent des cibles de choix pour l’artillerie et l’aviation ukrainienne.

En Russie même, malgré la propagande du Pouvoir poutinien, la guerre ne fait pas l’unanimité. Dès les premiers jours de nombreux opposants, dont les anarchosyndicalistes du KRAS-AIT ont participé aux rassemblements de rue antiguerre. La répression se fit graduellement : au début des simples arrestations et avertissements, puis des amendes de plus en plus lourdes, et enfin des peines de prison pour avoir seulement manifesté dans la rue avec des feuilles blanches !!! La résistance anti-guerre est devenue souterraine. Certains sont passés à l’action directe contre l’armée, incendiant les centres de recrutement. Les femmes et mères de soldats se sont organisées pour exiger le retour de leur mari et enfants. Des syndicalistes bravent l’Unité nationale en déclenchant des grèves sauvages, comme le syndicat de livreur « Courier » ou le syndicat de la santé « Action ». Même si peu d’information nous arrive de Russie du fait de la censure des réseaux sociaux, il est certain que le sentiment anti-guerre est présent aussi en Russie.

L’initiative de solidarité « Olga Taratuta »[6] est née de l’urgence dès le premier jour de la guerre. Notre objectif était triple :

-         aider les réfugiés et les déserteurs, qu’ils soient russes, bélarusses ou ukrainiens, à fuir la guerre ;

-         apporter un soutien moral, politique et matériel aux anarchistes en Ukraine qui résistent sans avoir abandonné les principes, notamment au Groupe Assembleia ;

-         servir de caisse de résonance à la résistance antiguerre en Russie et au Belarus.

En un an, notre bilan est très certainement très maigre vu l‘ampleur des besoins. Nous avons participé à l’accueil et au soutien de plusieurs familles de réfugiés ukrainiens (aide aux démarches administratives ubuesques, recherche de logements, aide matérielle notamment pour les vêtements, mise à disposition d’un jardin potager partagé …) Nous continuons de venir en assistance - avec d’autres personnes - à des jeunes russes ayant fui la mobilisation. Nous avons essayé de maintenir un travail d’information sur la situation réelle du point de vue la population et de la résistance civile aussi bien en Ukraine qu’en Russie ou Belarus, en traduisant des articles directement depuis les langues locales[7] mis en ligne sur notre site internet : http://nowar.solidarite.online/blog.

Nous avons édité en 2022 trois numéros de notre bulletin, diffusé aux réseaux militants pacifistes et antimilitaristes. Même si nous n’avons pas reçu le retour que nous espérions – nos moyens ne s’étant pas renforcés au niveau militant - notre travail de propagande ne semble pas avoir été totalement inutile, puisqu’il est cité dans un certain nombre de publications et réseaux en France et à l’international, que ce soit pour saluer notre effort, ou au contraire pour nous faire passer pour des « alliés objectifs » de l’un ou l’autre camp. Notre refus précisément de nous ranger derrière la bannière d’un Super-Héros contre un Super-Vilain, et notre décision assumée de nous ranger du côté de la population et de la résistance civile non étatique manifestement donne des boutons à ceux pour qui les choses sont toujours simples et automatiques.

Concrètement, nous avons aussi pu collecter plus de 1000 euros qui ont été transmis aux compagnons d’Assembleia avant l’hiver, pour leur permettre d’acquérir des moyens de chauffage. Nous remercions tous ceux qui ont participé et nous renouvelons notre appel à dons car les besoins sont continus et « Assembleia » ne peut pas compter sur la générosité de l’État ni sur celle des groupes nationalistes même dissimulés sous des drapeaux « anti autoritaires ».

Si vous pensez que la position exprimée et mise en pratique par l’initiative Olga Taratuta – certes intransigeante mais conforme aux principes de l’internationalisme –mérite d’exister et d’être soutenue, nous vous invitons à y participer. Même un individu peut contribuer, en diffusant les informations ou le bulletin par exemple.

Paix aux chaumières, guerre aux palais !

Initiative Olga Taratuta

contact@solidarite.online.

http://nowar.solidarite.online/blog

 

Site d’Assembleia : https://assembly.org.ua/

======

Editorial du numéro 4 du Bulletin d'information de l'initiative de solidarité avec les déserteurs, pacifistes et réfugiés "Olga Taratuta"

Pour recevoir le bulletin, envoyez un mail à contact@solidarite.online ou écrire à
Initiative OLGA c/o CNT-AIT 7 rue St Rémésy
31000 TOULOUSE

Envoi de la version papier sur simple demande à l’adresse ci-dessus. La meilleure façon de nous soutenir est de diffuser ce bulletin, sous forme électronique ou papier. Dons de soutien en solidarité bienvenus également.

Plus d’infos sur : http://nowar.solidarite.online/blog

[1]  Ukraine : unité mais avec qui ? À lire en ligne : http://cntait.

info/2022/02/24/ukraine-unite-mais-avec-qui


[2]  Au contraire des réfugiés ayant fui APRES le déclenchement de la guerre, qui étaient souvent des classes populaires.


[3]  - Ainsi Sergiy Shevchenko, un nationaliste libertaire peut-il déclarer tranquillement dans un interview au journal marxiste Mouvement repris par le « collectif de solidarité syndicaliste » auquel participent entre autre les « syndicalistes révolutionnaires » de la CGT espagnole, de l’IP polonaise et la CNT-SO française « Je sers dans une unité créée par des nationalistes, qui est approvisionnée par les autorités municipales et par des volontaires, et qui est financée par des entreprises privées (…) On peut trouver arme à la main dans une même tranchée un anarchiste, un nationaliste, un euro-optimiste, un simple paysan, un ouvrier ou un informaticien sans opinion politique précise. Tous sont unis par un même désir de protéger leur peuple, et l’indépendance et la liberté de l’Ukraine. Nous sommes tous frères et sœurs, nous sommes le peuple ! (…) Bien sûr, je préférerais que notre guerre se place sous la bannière de Nestor Makhno (fondateur de l’Armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne, qui, après la révolution d’Octobre et jusqu’en 1921, combat à la fois l’armée tsaristes contrerévolutionnaire et l’armée rouge bolchévique) et non de Stepan Bandera (homme politique et idéologue nationaliste ukrainien qui a collaboré avec l’Allemagne nazie). Je souhaiterais bien sûr combattre au nom de l’anarchie plutôt que de la Nation (…) En tout cas, actuellement, à choisir entre : « Vive le Roi » et « Vive la Nation », je choisis sans hésiter la Nation ! »

https://mouvements.info/leruption-de-la-russieen-ukraine/


[4]  Présentation du collectif de média anarchiste Assembleia de Kharkov [26-02-2022] http://cntait. info/2022/03/09/assembly/


[5]  Ainsi à l’été 2022 ils ont fait capoter le projet du Maire de Kharkov de se répartir avec ses amis les centaines de millions de dollars et d’euros de dons pour la reconstruction de la ville, alors que la ville était encore sous les bombes !


[6]  Olga Taratuta était une militante anarchiste d’origine juive ukrainienne, prisonnière politique aussi bien du temps du Tsar que du temps des bolchéviques, chargée en 1921 par Makhno d’organiser la « croix noire » en soutien aux prisonniers politiques de toutes tendances révolutionnaires.


[7]  Et non des traductions de traductions, qui sont parfois
« caviardées » …